Réflexion sur l'identité et la cohésion nationales françaises et marocaines (3/5)

POLITIQUE

12/2/20245 min read

A un stade avancé d'intégration économique et sociétale, si l'on peut distinguer une notion qui est ardemment remise en question, il s'agit bien de celle de l'identité nationale. Qui suis-je, ou plutôt qui ne suis-je pas ? Qu'est-ce qui, concrètement, me différencie de l'étranger, qu'est-ce qui délimite mon identité, moi qui me vêtis, me nourris et me divertis très précisément comme on le fait ailleurs, aux quatre coins du globe ? Que ce soit en France, au Maroc, en Allemagne ou au Brésil, inévitablement, l'identité nationale est mise à mal. Il y a toutefois des creusets plus propices que d'autres au délitement de cette identité.

La France, dans le sillage de sa républicanisation et de sa politique coloniale, a mécaniquement ouvert sa communauté nationale à une large variété de diversités ethniques et culturelles, qui, à partir de la décolonisation, a inexorablement instauré le principe d'identités multiples. Ainsi l'identité française a-t-elle désormais, sous pavillon républicain, vocation à s'ouvrir et à se diversifier à la mesure des flux démographiques et du temps qui passe (1). Nous revenons, comme nous l'avons vu précédemment avec le triptyque "Liberté, Egalité, Fraternité", à un paradigme profondément humaniste, centré sur l'individu comme cause et non comme effet, jouissant d'une libre détermination à agir mais aussi à se définir. Ainsi le Français d'aujourd'hui -à plus forte raison issu de l'urbanité-, peut-il raisonnablement se retrouver dans une forme de désœuvrement dès lors qu'il méditera sur ce qu'il est. A l'échelle du globe, une certaine homogénéité culturelle conséquente au marché intégré lui défend de se distinguer convenablement de celui qui vit à trois mille bornes, tandis qu'à une échelle locale, le brassage humaniste des cultures ne lui permet pas de s'identifier quelque part sans s'identifier partout et a fortiori nul part. Car pour peu qu'une idée suffisamment claire d'une identité subsiste, Hannah Arendt nous rappelle que "pour être confirmé dans son identité, on dépend entièrement des autres" (2). Ainsi, de la même façon que nous ne pouvons définir l'identité sans se distinguer de l'altérité, nous ne pouvons la sceller sans s'assimiler à une communauté. Et, dans le contexte français, pour qu'une communauté prime sur le communautarisme, il est nécessaire d'ancrer dans le réel une certaine idée et volonté d'un assimilationnisme. "Mais s'assimiler à quoi ?" interrogera avec justesse le lecteur avisé. Là est l'acerbe question. La volatilité inhérente à la liberté consacrée par la devise républicaine ne permet pas au Français contemporain de discerner un corpus de valeurs et de qualités auxquelles s'identifier qui soient à la fois stables, fiables et indépendantes des agitations de l'époque. L'identité n'est-elle pas ce qui ne varie pas dans le temps ? Ou plutôt ce qui ne doit pas varier ? Nous pouvons aussi penser au célèbre adage de Nietzsche, "Deviens qui tu es" (3), et nous dire qu'une identité nationale fondée sur le libre choix de son destin ne saurait muer autrement que comme une prison mentale dont les barreaux sont faits du métal froid de l'indécision : une oscillation permanente entre les possibles.

Aussi pouvons-nous, dans le prolongement de la pensée d'Arendt, émettre l'idée qu'une identité fragilisée ne permettrait une cohésion nationale que dans la mesure où elle serait faible, raide et sans consistance. C'est pourquoi, dans le contexte français, nous ne la percevons flamboyante qu'à certaines occurrences rigoureusement épisodiques : le 14 juillet, une coupe du monde ou un attentat terroriste. Seules ces occasions demeurent propices à l'exhibition du drapeau national, symbole d'unité dans les nations du monde entier. Dans toute autre configuration, l'usage de ce drapeau dénote du sentiment général et désavoue les réalités communautaristes et les tendances inclusistes à défaut de pouvoir être assimilationnistes. (4) Dans la continuité du précédent développement, parce que la civilisation marocaine est encore aujourd'hui prescriptrice de ce qui trait à l'identité, parce qu'en conformité avec sa devise, elle place d'inaltérables principes au-dessus de l'individu et de ses désirs fluctuants, elle garantit une cohésion nationale certes perfectible et ébranlable par les écueils du siècle, mais tangible. Ainsi le marocain, en regardant au-dessus de lui ; une Monarchie chérifienne de lignée millénaire, en regardant plus haut encore ; sa religion (5), puis autour de lui ; sa mère, sa famille, plus ou moins garants de ce qu'étaient et faisaient ses ascendants, peut-il trouver un certain confort existentiel dans une identité préservée car souhaitée, à la condition qu'il ne regarde pas à l'excès les écrans noirs vecteurs de déculturation.

Là où la France cherche une cohésion à travers la pluralité, force est de constater que le Maroc oeuvre à préserver son unité à travers la continuité. La figure du Roi est traditionnellement, quel que soit le contexte civilisationnel, celle autour de laquelle on fait nation. Elle est le consensus, la stabilité, l'unité, et fut notamment un facteur décisif -nous y reviendrons à la prochaine partie-, dans l'exclusive résilience du Maroc au cours du printemps arabe. L'indissociabilité de la République et de la démocratie va privilégier la confrontation au coeur du pouvoir, fragmentant la population en autant de courants politiques et cultivant autant qu'il se peut l'esprit militantiste. Ainsi ceux qui auront soutenu tel candidat malheureux aux présidentielles prendront leur mal en patience, fustigeront inlassablement les électeurs discordants et fomenteront la revanche à prendre cinq années plus tard. Et tous seront les éternels otages d'une classe politique composée des nuances les plus ternes d’un Frank Underwood ou d’un Rastignac plus ou moins habile. (6)

C'est en ce sens que le Maroc semble mieux dimensionné pour résister à la dissolution identitaire qui peut être perçue en France. Si l'identité française vacille sous l’effet des vents de l’individualisme et de la diversité culturelle, c’est d’abord parce qu’elle est le reflet d’une République qui, en s’efforçant de tout embrasser, apparaît parfois ne plus saisir fermement que des idées fluctuantes. Mais cela ne signifie nullement que le Royaume chérifien est invulnérable au délitement de l'identité nationale. Aussi convient-il de demeurer vigilant aux craquelures, qu'elles soient spontanées ou provoquées.

(1) Slate.fr. (2021, 1er octobre). Créolisation : comment un concept d’Édouard Glissant est devenu la marotte de Jean-Luc Mélenchon. Slate.fr. https://www.slate.fr/story/216753/creolisation-concept-edouard-glissant-marotte-jean-luc-melenchon-france-insoumise

(2) Arendt. (1958). La Condition de l'homme moderne

(3) Nietzsche. (1885). Ainsi parlait Zarathoustra

(4) TF1 Info. (2015, 26 novembre). Pourquoi les Français sont-ils parfois mal à l’aise avec leur drapeau ? TF1 Info. https://www.tf1info.fr/societe/pourquoi-les-francais-sont-ils-parfois-mal-a-laise-avec-leur-drapeau-1536915.html

(5) «La nature d'une civilisation, c'est ce qui s'agrège autour d'une religion»
Malraux. (1976). Le miroir des limbes

(6) Le Point. (2024, 10 septembre). Les Français, otages de la prochaine présidentielle. Le Point. https://www.lepoint.fr/politique/les-francais-otages-de-la-prochaine-presidentielle-10-09-2024-2569963_20.php