Peut-on choisir avec qui faire société ?

PHILOSOPHIE

9/29/20253 min read

Les démocraties modernes, en supprimant les corps intermédiaires hiérarchisés et segmentés pour consacrer un unique et indivisible corps citoyen, impose un lien civique nivelé, invariant et universel entre les individus. C’est ce lien bi-directionnel - alimenté dans les deux sens-, qui fait la société mais aussi, lorsqu’il porte en lui un corpus ethnique, religieux, historique et culturel en commun, qui fait nation.

Aristote et Hobbes, par les formules consacrées d’ “animal politique” pour la nature humaine (1) et de l’ “état de nature” qui règne en dehors de la société civile (2) ont établi chacun à leur manière la nette nécessité pour l’homme de vivre au sein d’une large communauté de ses semblables, de faire société. Toutefois, nous pouvons nous demander, à l’heure de puissantes impersonnalisations et hétérogénéisations de nos communautés ce qu’il reste de profondément souhaitable dans tout cela. Déjà à la fin du XIXe siècle, Durkheim (3) alertait sur le risque de perte de repères et d’appartenance qu’induisait le passage d’une solidarité “mécanique” (sociétés petites, personnalisées et homogènes) à une solidarité “organique” (sociétés vastes et différenciées). Chose parfaitement entérinée par l’explosivité de l’urbanisation et de la mondialisation ces dernières décennies.

Car au-delà du simple “vivre-ensemble”, le contrat social-libéral de Rawls (4), socle des démocraties modernes, institue le “vivre l’un pour l’autre” ou plutôt “vivre les uns pour d’autres”. Alors que se passe-t-il lorsque les uns et les autres ne se connaissent plus, n’échangent plus, vivent et évoluent dans des paradigmes parfaitement hermétiques les uns aux autres ? Il émerge des visions et des projets pour la société qui interdisent, dans une démocratie parfaite, toute avancée substantielle. Les forces contraires s’opposent et s’annulent, quand elles ne se pervertissent pas l’une l’autre. Ainsi sommes nous contraints à un immobilisme qui, de fait, selon les lois universelles de la thermodynamique, permet au désordre de croître et de dominer tout ce qui peut être qualifié de “public”.

Alors, quand notre condition humaine exige de faire société, peut-on choisir avec qui nous voulons faire cette société ? Le lieu où je vis, au bord de l’océan, a récemment été ouvert à la circulation des véhicules à moteurs là où seuls les piétons étaient autorisés. Le calme et l’ordre ont très vite laissé place au bruit et à la saleté. Quel projet de société puis-je vouloir développer de concert avec celui qui sera structurellement incapable de comprendre la portée du geste de jeter une boite à pizza par la fenêtre de sa voiture, de laisser tomber au sol tous les emballages qui puissent l’encombrer alors même que des poubelles se trouvent à proximité , ou celui qui ne saurait donner sens à sa vie autrement que par d’épouvantables rodéos en motocross au milieu de la nuit ? Absolument aucun. Et qu’advient-il de notre perception de la réalité lorsque ces individus, loin d’être des anomalies éparses, représentent des pans entiers, parfois majoritaires, de nos populations ? Nous faisons sécession, dans nos têtes. Nous renonçons à toute forme de conscience publique, collectiviste, puisque forcément, la masse et le poids de cette masse imposeront une probabilité de dégradation, d’annihilation de la valeur collective égale à 1.

Ainsi se dresse le paradoxe : le domaine public est continument déclassé, une partie de la population la déserte dans toutes ses dimensions et une autre partie, qui ne saurait se replier dans sa sphère privée, continue à se rendre malade à force de la rendre malade. Le projet démocratique loin de niveler et d’intégrer, condamne à un statut quo où rien ne profite à personne. Là réside l’épreuve des démocraties modernes : non pas préserver artificiellement l’unité, mais inventer (ou même restaurer) sans cesse des formes de reconnaissance qui permettent à des individus parfaitement étrangers les uns aux autres de devenir partenaires d’un même monde. Un monde souhaitable, et non pas une déchetterie morale. C’est dans cet effort, fragile et toujours recommencé, que se joue la possibilité de ne pas céder à un séparatisme à bas bruit.

(1) Aristote. Les Politiques.

(2) Hobbes, T. (1651). Leviathan

(3) Durkheim, É. (1893). De la division du travail social.

(4) Rawls, J. (1971). A Theory of Justice.