Le Commerce français en temps de COVID : Retour sur une mondialisation en cours d'accélération

ECONOMIE

9/28/20246 min read

La crise sanitaire, par l’ampleur exceptionnelle qu’elle eut sur l’organisation du monde, sera très certainement un point de rupture de notre Histoire contemporaine. Si certaines conséquences ont été l’expression d’une intention de relocalisation et de protectionnisme économique, il semble que c’est vers une accélération de la mondialisation que nous nous dirigeons.

Par les mesures coercitives inédites déployées par le gouvernement français pour endiguer la crise sanitaire, impliquant notamment des couvre-feux et des confinements nationaux accompagnés de fermeture de commerces dits « non essentiels », le commerce en ligne s'est inévitablement et instamment substitué au commerce traditionnel là où il lui était, auparavant, seulement en voie de "substituabilisation".  Alors qu'il était toujours possible d'envisager une complémentarité entre les deux marchés, le critère de sélection du consommateur devient alors principalement financier (prix de vente, coût de transaction...), là où le commerce en ligne jouit naturellement d'avantages concurrentiels significatifs à travers notamment des coûts fixes et transactionnels très bas. 

Dans le Focus n°147 de l’INSEE (1), on apprend qu'avant la crise sanitaire, 50% des sociétés de 250 personnes ou plus réalisaient des ventes dématérialisées, contre seulement 15% des sociétés de 10 à 49 salariés. On apprend également que la part de ventes dématérialisées dans le chiffre d’affaires des sociétés de 250 personnes ou plus a augmenté de moitié entre 2015 et 2017, pour s’établir à 30% tandis que cette part a légèrement décru en 2017 pour stagner à 7.8%. Ainsi, avant la crise sanitaire, et depuis des décennies, nous nous situions ainsi dans un modèle où le commerce dit local s’effritait pour doucement tomber en désuétude, tandis que le commerce porté par les grands groupes et multinationales ne cessait de se développer et d’engranger des parts de marché. Nous pouvons sans prendre de risque émettre l’hypothèse que cette dynamique observée ante covid vivra désormais une accélération peut-être inédite. La rupture se produisant tant au niveau de l’organisation de l’offre qu’au niveau de l’agencement de la demande, qui aurait, d’après deux chercheurs de l'ESCP (2), été le siège d’un effet de « cliquet » outrepassant la résistance au changement des habitudes de consommation. Cet effet est susceptible de se produire à l’international (3), ce qui renforce l’idée d’une possible accélération de la mondialisation sur les marchés commerciaux dématérialisés.

De quoi cette accélération serait-elle alors le nom ? Elle serait celle d’un avènement d’un paradigme économique et commercial toujours plus oligopolistique, voire souvent monopolistique, le marché dématérialisé étant caractérisé par un indice de Lerner élevé comme l’en atteste la part de Google sur le marché des moteurs de recherches (90%) ou de Facebook sur le marché des réseaux sociaux (70%). Emmanuel Combe nous rappelle néanmoins que le marché numérique est aussi contestable, un leader étant toujours susceptible de se faire détrôner, et à grande vitesse (4). Ajoutant à cela une forte intensité concurrentielle -à nuancer tout de même par la nature déjà nantie des entreprises qui l’alimentent, ce sont par exemple Amazon Music, Apple Music, Youtube Music qui viennent concurrencer Spotify sur le marché du streaming musical-, nous obtenons un marché extrêmement dynamique doté d’une grande inertie concurrentielle permettant autant sur le temps long que court une croissance exceptionnelle (En France, +13% entre 2017 et 2018, +200% entre 2010 et 2018). (5) Ainsi l’après-covid peut-il certainement être appréhendé comme l’ère de la fracture, avec un commerce en ligne en absolue effervescence et un commerce physique gisant dans une forme de déliquescence. Une ère où plus que jamais, les entreprises mondialistes et mondialisées persévèreront avec énergie à vampiriser les parts de marché d’entreprises traditionnelles, et maintenant surannées.

Le papier de Badot et Fournel nous invite à nuancer ces propos en considérant au contraire la possibilité d’une seconde jeunesse pour le circuit court, « désintermédiarisée », éthique, authentique, rural, en somme réellement traditionnel. Cette crise sanitaire et sa gestion ont été un traumatisme personnel et collectif, susceptible d'avoir ramené à une considération quasi-philosophique nos moyens de vie et de consommation. Les problèmes de logistique et d’approvisionnement qui ont eu lieu durant la crise sanitaire ont permis de conscientiser la nécessité de penser et d’agir localement. C’est ainsi qu’on assiste aujourd’hui à un exode rural inverse, aussi appelé rurbanisation. Il s’agit d’un scénario certes utopiste mais non excluable. Comme disait Abraham Lincoln, « la meilleure façon de prédire l’avenir, c’est de le créer ».

Afin d’illustrer nos propos et achever cette réflexion écrite sur la digitalisation accélérée du commerce en France au détriment du commerce traditionnel, nous allons aborder désormais un exemple concret portant sur l’empreinte du leader dans la vente sur internet : Amazon.

Entreprise américaine fondée par Jeff Bezos en 1994, l’expansion de cette plateforme structurante a pris un élan phénoménal ces dernières années de surcroit fortement relayée dernièrement avec la crise sanitaire. Avec 22,2 % des cyberachats en 2019 en France (6), Amazon est le leader des ventes par internet loin devant Cdiscount (8,1 % de parts de marché). Si Amazon a investi 6.8 milliards d’euros en France depuis 2010 et a contribué en 2018 aux recettes fiscales de l’Etat à hauteur de 250 millions d’euros pour un chiffre d’affaires de 4.5 milliards (7) le groupe serait responsable la même année d’après Mounir Mahjoubi -alors secrétaire d'état chargé du numérique-, de la destruction de 7900 emplois. 1 emploi créé détruirait alors 2.2 emplois dans les commerces de proximité (8). Ainsi, ces 6.8 milliards d’euros qui concernent principalement la construction des vingt centres de logistique que compte le territoire, auraient en quelque sorte servi à creuser la tombe des emplois du commerce traditionnel. Nous pouvons de plus conjecturer que ces emplois détruits sont ceux de gestionnaires de commerces locaux ou familiaux, mobilisant de fortes responsabilités et capacités intellectuelles, payés au-dessus du salaire médian, tandis que cet emploi créé serait celui d’un préparateur de commande dont le salaire se confond avec le SMIC. Par cette transition numérique, il y a aussi un nivellement par le bas intellectuel et financier qui s’opère sur le marché du travail. Puisque rien ne se crée, rien ne se perd et tout se transforme, nous pouvons, toujours dans l’hypothèse, suggérer que c’est l’agrégation de ces pertes de salaire d’un emploi à l’autre (typiquement, de gestionnaire de commerce à préparateur de commande) qui vient construire la fortune colossale de Jeff Bezos.

Ce lien qui existe entre la création et la destruction d’emplois par les activités d’Amazon met en évidence le caractère de substituabilité du commerce en ligne et de sa variante traditionnelle. Puisque l’un a un effet inversement proportionnel sur l’autre, alors ces deux commerces ne peuvent-être complémentaires. L’asymétrie de ce rapport (1 pour 2.2) peut s’expliquer par les économies d’échelle propres aux multinationales, l’optimisation fiscale ainsi que l’automatisation des tâches qui viennent dans ce cas multiplier par 2.2 la productivité potentielle d’un salarié d’Amazon par rapport au commerce local. Un employé d’Amazon supporte en effet un chiffre d’affaires d’environ 600 000 euros contre 270 000 pour un salarié de commerce de proximité.(8)

Ainsi avons-nous certainement assisté au point de rupture historique dans la continuité d'un mode de consommation millénaire : celui du commerce physique et traditionnel. La crise du Covid a accéléré mais elle n’a rien provoqué, la dynamique était déjà bien là, profondément ancrée dans les sociétés modelées et remodelées par l’avènement d’internet. Après avoir creusé un écart toujours plus grand avec le commerce traditionnel, le e-commerce achèvera d'en aspirer toute sa substance. Consommateurs et citoyens en seront-ils épargnés ?

(1) Cohen, C. Le commerce électronique, révélateur d’une fracture numérique entre sociétés, Focus n°147 de l’INSEE

(2) Badot, O. Fournel, C. 2020. Crise du Covid‐19 et commerce : Quels futurs impacts possibles sur les comportements des acheteurs et sur les stratégies des distributeurs ? ESCP Impact Paper No. IP2020‐04‐FR

(3) ONU Info, Le Coronavirus dope le commerce en ligne (CNUCED)

(4) Combe, E. « Plateformes numériques : ‘’the winner doesn’t always take all’’ », www.lopinion.fr

(5) Auffray, C. Chiffres clés : l’e-commerce en France, www.zdnet.fr

(6) Bertrand, P. L’e-commerce grand gagnant de la crise du coronavirus, www.lesechos.fr

(7) Le Point, Pour la première fois, Amazon dévoile le montant de ses impôts en France, www.lepoint.fr

(8) Rossignol, P. Amazon détruit deux fois plus d’emplois qu’il n’en crée, selon Mounir Mahjoubi, www.challenges.fr

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